Hier adulée comme alliée de la vérité, aujourd’hui suspectée de collusion avec des forces obscures : la presse sénégalaise vit une fois encore le grand écart entre espoir démocratique et réflexe autoritaire. Car au pays du “changement dans la continuité”, les micros changent de main, mais les susceptibilités, elles, demeurent.

Il n’y a pas si longtemps, Ousmane Sonko, l’enfant terrible de la politique sénégalaise, accusait la presse d’être la cinquième colonne du régime Macky Sall. Chaque micro tendu devenait suspect, chaque titre un piège, chaque chroniqueur une taupe infiltrée dans le marigot du pouvoir. Les plateaux de télé se transformaient en champs de bataille entre “journalistes du système” et “militants de la vérité”, sur fond de croisade contre la “presse du ventre” — celle qu’on disait toujours affamée des plats du Palais. Mais la politique, au Sénégal comme ailleurs, est un théâtre à rôles interchangeables. Hier dans la rue, aujourd’hui au Palais, l’ancien insurgé découvre à son tour les caprices de cette presse qu’il défendait au nom du peuple : caressante le matin, mordante le soir.

Quand elle encense, on la salue comme un pilier de la démocratie. Quand elle critique, on la soupçonne d’être téléguidée par des “forces obscures”.

Ainsi va la liberté de la presse : toujours totale, jusqu’à ce qu’elle s’exerce contre le pouvoir en place. Dans les rédactions, les lignes bougent aussi vite que les alliances. Certains découvrent les vertus de la neutralité ; d’autres renouent avec d’anciens camarades de lutte devenus ministres. Et puis il reste les irréductibles — ces têtes brûlées de la plume qui continuent de poser les mauvaises questions. Ceux-là sont vite étiquetés : “agents de l’étranger”, “aigris”, “ennemis du projet national”. Parce qu’ici, le journaliste libre demeure l’éternel empêcheur de gouverner tranquille. À peine installé, le nouveau régime reprend déjà les vieilles habitudes : surveiller les éditoriaux du matin comme d’autres consultent leur horoscope. Les critiques deviennent des complots, les enquêtes des provocations, les caricatures des atteintes à la stabilité nationale. Et pourtant, il n’y a pas si longtemps, les mêmes dénonçaient les coupures de signal, les convocations de journalistes et les intimidations policières. Hier, ils brandissaient la liberté d’expression comme un drapeau de résistance ; aujourd’hui, certains trouvent ce drapeau un peu trop grand — surtout lorsqu’il flotte devant les grilles du Palais. Ah, la presse ! Cette vieille amante dont tous les présidents tombent amoureux avant de la soupçonner d’infidélité. Elle est le miroir que nul pouvoir ne supporte de regarder trop longtemps. Quand elle reflète la gloire, on s’y admire ; quand elle montre les cernes, on la brise. Et à chaque alternance, la même scène : le nouveau pouvoir accuse le verrier avant de s’habituer à son reflet — jusqu’à ce qu’un autre vienne à son tour y contempler son visage.

Les journalistes, eux, connaissent la chanson. Ils savent qu’entre les promesses d’ouverture et les coups de fil nocturnes des conseillers en communication, la frontière est mince.

Ils savent aussi que, dans ce pays, la liberté de la presse est comme l’électricité : tout le monde y croit, jusqu’à ce que le courant saute. Alors, à ceux qui pensaient qu’avec le “changement”, on aurait enfin un rapport apaisé entre media et pouvoir, rappelons une vérité simple : les régimes passent, les susceptibilités restent. Et dans cette République de la peau fine, la presse aura toujours le même rôle : rappeler au roi qu’il n’est pas nu… mais presque.

Thierno Assane Ba  Le Témoin