
À l’occasion du Magal le 22 avril 2025, l’hommage à Cheikh Abdoul Ahad Mbacké prend une signification unique. Même trente-six ans après son décès, son souvenir continue de nourrir les esprits et les âmes mourides. Retour sur la trajectoire remarquable d’un homme de foi, d’intelligence et d’action, qui a profondément transformé le Mouridisme moderne et fortifié les structures de la cité sacrée de Touba.
Ayant pris en charge le Khalifat en 1968, Cheikh Abdou Lahad Mbacké, troisième Khalife général des Mourides, s’est affirmé comme un pilier de continuité fidèle à l’œuvre de Cheikh Ahmadou Bamba, tout en jouant un rôle crucial dans le renouvellement du Mouridisme. Pendant vingt et une années, il incarna une autorité spirituelle fondée sur la rigueur religieuse, la probité morale, la mise en valeur du labeur, et la défense des valeurs islamiques contre les tendances laïques post-coloniales.
Son discours, clair et audacieux, incitait constamment les fidèles à la sincérité totale, à vivre selon les enseignements du fondateur du Mouridisme, et à rester fermement attachés aux principes de l’Islam. Il prônait une séparation nette avec les influences occidentales aliénantes, en faveur d’une identité musulmane pleinement affirmée.
Le protecteur des populations rurales face aux urgences sociales
Un des moments marquants de son Khalifat est son plaidoyer lors de la grande sécheresse de 1970. Alors que les paysans sénégalais, abattus par la famine et les dettes, souffraient sous l’indifférence bureaucratique, Cheikh Abdou Lahad s’adressa directement au Président Léopold Sédar Senghor. En réaction aux discours technocratiques et aux plans quinquennaux, il exposa une vérité élémentaire : « Les paysans ont faim. Ils ont besoin de nourriture et de boisson, immédiatement. »
Cet appel en faveur des masses rurales, éloigné de toute langue de bois, démontre un leader profondément connecté aux réalités de son peuple. Il dénonçait le fossé entre les élites urbaines et les populations rurales, posant les bases d’un islam socialement engagé.
Un visionnaire éducateur et créateur de savoir
Baye Lahad était également un précurseur dans le domaine de l’éducation religieuse et intellectuelle. Son ambition de fonder une université islamique à Touba s’est concrétisée avec la pose de la première pierre de l’Université Cheikh Ahmadou Bamba. Il souhaitait y promouvoir un enseignement ancré dans les valeurs morales de l’Islam, affranchi du chaos éducatif des systèmes laïques ou de l’imitation des modèles étrangers.
Il voyait l’école moderne, dans son format colonial hérité, comme un instrument d’aliénation. Selon lui, le primaire protège de la tromperie, le secondaire enseigne à tromper, et l’université perfectionne l’art de duper clandestinement. Une critique audacieuse de l’élitisme détaché des réalités nationales.
Son projet éducatif reposait sur la réappropriation du Coran, sur la spiritualité comme fondement de la formation de l’individu, et sur l’idéal du mouride authentique, travailleur, digne, modeste, et fidèle au serment d’allégeance à Serigne Touba.
Cheikh Abdou Lahad rejeta tout financement extérieur — y compris arabe — pour les grands projets à Touba. De la bibliothèque Daaray Kamil à l’extension de la Grande Mosquée, en passant par Aynou Rahmati ou le Cimetière de Bakhiya, toutes ses initiatives furent réalisées grâce à la mobilisation des disciples.
Ce choix d’indépendance financière, rare à l’époque, symbolisait une forte volonté politique : faire de Touba une ville modèle basée sur l’autonomie économique, et promouvoir une économie centrée sur l’agriculture vivrière, la consommation locale, et la dignité paysanne. Il mettait en garde contre les illusions de la modernité importée et le consumérisme dévastateur.
Unificateur de la Oummah et gardien de la sanctité de Touba
Face aux tentatives de fragmentation religieuse orchestrées de l’extérieur, notamment par des médias occidentaux ou des réseaux d’influence, Cheikh Abdou Lahad fit preuve de fermeté et de discernement. Il affirma avec force que « le Mouridisme n’est pas une confrérie, mais une voie islamique dans la tradition des compagnons du Prophète (PSL). »
Son appel à l’unité des musulmans, peu importe leur affiliation confrérique, réussit à désamorcer plusieurs crises telles que celle initiée par un article polémique de Paris Match cherchant à opposer Mourides et Tidianes. Pour lui, « Mouride, Tidiane ou Khadr sont frères de même père et mère. » Cette vision d’un Islam unifié continue de porter une pertinence majeure.
Il s’assura également de préserver la sacralité de Touba. Par une lettre co-signée avec d’autres figures importantes de la famille de Serigne Touba, il interdit les pratiques contraires aux principes de l’Islam dans la cité sainte : musique profane, lieux de divertissement, transgressions morales. Touba devait rester un bastion de pureté, de dévotion, et de discipline islamique.
Le legs d’un rénovateur sénégalais
Dans un Sénégal frappé par une crise profonde des repères spirituels, culturels et moraux, le message de Cheikh Abdou Lahad résonne avec intensité. Il appelait à redonner du sens à la foi, à sortir de l’aliénation culturelle, à réinvestir l’éducation religieuse et le travail comme chemin d’émancipation.
Son combat était celui de la libération spirituelle et intellectuelle face aux modèles dominants. Il proposait un chemin : celui de Serigne Touba, réhabilité, recentré, concrétisé. Il nous rappelait que l’indépendance réelle ne peut se bâtir qu’à partir de nos valeurs, de notre foi, et de notre volonté collective.
Cheikh Abdou Lahad Mbacké était bien plus qu’un guide religieux. Il était un moudjadid, un rénovateur spirituel, un éducateur éclairé, un constructeur de la modernité islamique sénégalaise. À travers lui, c’est tout le projet de Serigne Touba qui a connu une nouvelle phase de matérialisation.
En ce 22 avril 2025, sa mémoire ne devrait pas seulement être célébrée, mais intégrée dans nos réflexions, nos engagements, et notre perspective d’avenir. Car le plus grand hommage que l’on puisse lui rendre, c’est de continuer à bâtir — dans la foi, le travail, et la dignité — une société fidèle aux principes qu’il a incarnés.