
Le 17 avril est bien plus qu’une date dans le calendrier pour les fidèles de la communauté des Thiantacounes. C’est un jalon fondateur, un événement vécu et transmis comme un miracle initiatique, scellant la rencontre entre deux figures majeures de l’histoire spirituelle contemporaine du mouridisme : Cheikh Béthio Thioune et Serigne Saliou Mbacké, le fils cadet de Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur de la confrérie mouride. C’est à Tassette, un paisible village du terroir du Diobass, situé à une vingtaine de kilomètres de Thiès, que s’est écrite cette page essentielle d’une histoire mystique, encore vivante dans les cœurs et les rituels des disciples.
Un matin ordinaire devenu éternel
Le récit commence dans la banalité champêtre d’un matin sénégalais. En pleine période de “cooroon”, saison où les paysans s’attellent aux travaux de débroussaillage et à la vente de l’arachide, deux jeunes frères, Cheikh Béthio et Serigne Guilé Thioune, s’activent dans l’immense champ de leur père Baye Kouli Thioune, à Tassette. Ce champ est traversé par un chemin reliant le village à Keur Cheikh Ma Diop, là où Serigne Saliou avait établi un daara (école coranique). Ce chemin va devenir, en quelques instants, le théâtre d’un basculement spirituel.
Alors que les jeunes s’adonnent aux travaux agricoles, une charrette tirée par des chevaux, transportant le Grand Marabout Serigne Saliou, traverse lentement le champ. Attiré comme par une force irrésistible, Cheikh Béthio, alors âgé d’à peine huit ans, laisse tomber son outil de travail et court vers la voiture hippomobile, dans un élan à la fois enfantin et prophétique.
Le geste du petit Béthio n’échappe pas à l’œil avisé de Serigne Saliou. Saisi par l’élan du jeune garçon, le marabout ordonne aussitôt l’arrêt de la charrette. Il demande à ce qu’on fasse venir l’enfant. Ce fut un moment d’interrogation, mais aussi de transmission. Serigne Saliou engage un échange qui, pour les Thiantacounes, fut le point de départ d’un compagnonnage mystique exceptionnel :
– « Quel est ton nom ?
– Béthio, répondit l’enfant.
– Qui est celui qui est dans le champ ?
– Mon grand frère, Guilé Thioune.
– Connais-tu le vieux Isma Diouf ?
– Oui, je le connais. »
Et vint l’invitation. Une invitation simple en apparence mais d’une portée spirituelle immense : « Ce soir, je serai chez Isma Diouf à Tassette. Dis à ton frère de venir avec toi. »
Ce soir-là, autorisés par leur père, Béthio et son frère se rendent chez Baye Isma Diouf. Ils y retrouvent Serigne Saliou, entouré de disciples, en train de préparer du thé. L’atmosphère est empreinte de déférence et de sacralité. Quand le marabout tend le premier verre de thé – un geste symbolique dans les traditions mourides – tous s’attendent à le recevoir. Mais à la surprise générale, c’est vers le jeune Béthio que le verre est tendu. Un geste simple, mais lourd de signification. Le marabout venait de désigner celui qui allait, bien plus tard, devenir le seul “Cheikh contemporain et universel” de son vivant, soixante-quinze ans après Serigne Madiba Sylla, dernier à avoir été élevé à ce rang par Cheikh Ahmadou Bamba lui-même, en 1912.
Après le thé, un repas généreux leur est servi – du couscous à la viande de mouton (cérey wataboor). Ensuite, les deux frères s’endormirent aux pieds de Serigne Saliou. Dans un acte d’une infinie tendresse, le marabout resta près d’eux, veilla sur leur sommeil et les réveilla à l’aube afin qu’ils puissent retourner aux champs. Ce geste d’humanité et de sollicitude, dans la pure tradition soufie, scella la relation entre maître et disciple, entre guide et guidé.
Une mémoire vivante
Depuis lors, le 17 avril est devenu pour les Thiantacounes une date inoubliable, marquée d’une encre indélébile dans leur calendrier spirituel. Chaque année, des milliers de disciples se rassemblent à Tassette pour commémorer cette rencontre. Des prières, des chants religieux, des récitations du “Xassaayid” (poèmes de Cheikh Ahmadou Bamba) et des “Cant” (veillées religieuses) sont organisés pour revivre cette nuit bénie, cette transmission silencieuse mais puissante.
Le village de Tassette, désormais sanctuarisé dans la mémoire des Thiantacounes, n’est plus seulement un lieu géographique ; il est devenu un symbole, un repère, un seuil mystique où le destin d’un homme, Cheikh Béthio Thioune, a croisé la lumière d’un maître, Serigne Saliou Mbacké. La terre de Tassette est dès lors foulée avec révérence, car elle a été le théâtre d’un acte divinement inspiré.
Aujourd’hui encore, malgré la disparition physique de Cheikh Béthio Thioune, les Thiantacounes perpétuent cet héritage à travers les générations. Le 17 avril demeure une flamme allumée dans les cœurs, un moment de rappel, de ferveur et d’unité. Ce jour-là, Tassette devient le cœur battant d’une mémoire collective, le lieu d’une résurgence spirituelle qui continue d’irriguer l’âme de la communauté.
Ainsi, bien loin d’un simple souvenir, la rencontre de Serigne Saliou et de Cheikh Béthio à Tassette est vécue comme un pacte éternel. Elle incarne pour les Thiantacounes l’éveil, le choix divin, l’attachement indéfectible à un guide et à une voie. Une rencontre, un regard, un verre de thé, un repas partagé, et une nuit de veille : tout cela a suffi à ancrer dans l’histoire une lignée spirituelle qui continue de rayonner au cœur du mouridisme contemporain.
Babacar Korjo Ndiaye